Poupée de Sion

Pour Antiporno, pour sa contribution au Roman Porno Reboot de la Nikkatsu, pour son second long-métrage de 2016 et pour notre plus grand plaisir, Sono Sion reprend les couleurs de son Keiko desu kedo (1997), ainsi que le rose à ses origines « grand public », soit en 1964 avec le fantasmatique Daydream de Tetsuji Takechi . Reprend, ensuite, Ami Tomite (ex-idol du groupe AKB48, notamment vu dans Virgin Psychics et Tag en 2015 ), par là reprend au mot Stephen Sarrazin qui écrivait : « le pinku à concept aujourd’hui, ce sont les clips de AKB48 » (1), reprend, puis régurgite presque aussitôt le cooljapan et reprend, enfin, le monde de femmes talé par l’homme qu’il captait dans Tag l’année dernière, afin de s’en (re)prendre au portrait de l’adolescente japonaise, impératrice des signes. (2)

Après la Septième symphonie de Ludwig van Beethoven et la Symphonie n°3 de Camille Saint-Saëns pour Love Exposure en 2008, l’Adagietto de la Symphonie n°5 de Gustav Mahler avec Guilty of Romance en 2011, le Requiem de Wolfgang Amadeus Mozart sur les ruines d’Himizu l’année suivante, ou encore le Concerto pour une voix de Saint-Preux dans Why don’t you play in hell en 2013, c’est au tour de la Barcarolle des Contes d’Hoffmann de Jacques Offenbach de rythmer une grande scène du cinéma de Sion en ouvrant, ou s’agirait-il plutôt de refermer, magistralement, Antiporno. Sur la cadence d’hélices, trophées de murs monochromes aux teintes aussi vives qu’inhabituelles, Kyoko (Ami Tomite), jeune artiste, trépigne déjà à l’idée des sévices et humiliations qu’elle infligera à son assistante personnelle. Le tout prend très vite une tournure de Perfect Blue ( Satoshi Kon, 1998) dont on aurait écarté le mystère pour un résultat parfaitement rose aux atours pourtant jaune, rouge et bleu électrique. Un récit vu par le spectre de Nobuko Yoshiya dans le corps de Sono Sion, avec tout ce que cela implique de délicieux excès.

Pink punk, Antiporno ne se contente pas de lorgner du côté de la production Roman Porno de la Nikkatsu et profite du reboot du genre pour cligner des yeux vers les films d’action et autres yakuza eiga qui ont fait les beaux jours du studio. Sous les hélices des grilles d’aération, qui paraissent mélanger, mixer le personnage d’Ami Tomite, entre minimalisme et surréalisme nous apercevons La marque du tueur (1967) de Seijun Suzuki, œillade soutenue par le motif du papillon qui habite, hante les deux films. Suzuki, encore, devant Kyoko, ses leggings sous LSD et sa fierté de « prostituée » bien décidé à faire payer les hommes dans les deux sens du terme, qui ne sont pas sans rappeler la Barrière de chair (1964) et ses cinq (anti)héroïnes, altières catins bariolées couleur sentai. Référence fort à propos pour la poursuite des obsessions féministes de Sion et le développement d’un nouvel instantané à ranger dans sa collection préférée : celle de la jeune fille, entre les photographies peintes de Nobuyoshi Araki et les rageuses banderoles calligraphiées de sa performance Tokyo Gagaga.
La jeune fille japonaise (quoique pas uniquement si on en croit le caustique court-métrage d’Antonin Peretjatko réalisé en 2011 : Les secrets de l’invisible) est devenu un produit, une figure à exploiter, plus consommée finalement, qu’elle n’est consommatrice. Chris Marker dans Sans Soleil (1982) déjà en rendait compte laissant entendre : « Il me décrivait ses retrouvailles avec Tokyo. «Comme un chat rentré de vacances dans son panier se met tout de suite à inspecter ses endroits familiers.» II courait voir si tout était bien à sa place, la chouette de Ginza, la locomotive de Shimbashi, le temple du Renard au sommet du grand magasin Mitsukoshi, qu’il trouvait envahi par les petites filles et les chanteurs de rock. On lui apprenait que c’étaient maintenant les petites filles qui faisaient et défaisaient les gloires, que les producteurs tremblaient devant elles. » Ainsi tente de s’incarner Kyoko, autant que le peut une poupée, objet de collection en quête d’une identité pour laquelle l’adolescente contrefaite prend les armes, Sailor suit and machine gun, comme le tourne Shinji Somai en 1981.

Sur le devant d’une vitrine colorée, Kyoko n’a de cesse de se heurter aux murs, et alors qu’elle croit en avoir démoli le quatrième c’est le plafond que Sono Sion fait s’écrouler, s’écoule des hauteurs une peinture torrentielle, autant de pigments qui auraient naturellement pu orner les ailes de la demoiselle si nous l’avions ne serait-ce que laisser entamer sa mue. Plaquée au sol, fardée, Tomite peine à se relever, devenue moule et moulure, comme une anthropométrie sous le poids d’une pellicule, d’une peinture « comme la fenêtre d’une prison, où les lignes, les contours, les formes et la composition sont déterminés par les barreaux », propos d’Yves Klein qui résonnent étrangement au cœur d’Antiporno. Nouvelle réussite du Roman Porno Reboot de la Nikkatsu et énième grand film de Sono Sion.


 

1. Monde du cinéma numéro un : Qu’en est-il du cinéma contemporain ? Entretien avec Stephen Sarrazin, Editions Lettmotif, avril 2012

2. J’emprunte cette formule au titre du cours de Stéphane du Mesnildot donné au Forum des Images à l’occasion du cycle « La jeune fille » du 10 juin au 26 juillet 2015.