Rose des vents

N’en déplaise aux sélections cannoises et trop rares sorties nationales, Naomi Kawase, Hirokazu Koreeda et Kiyoshi Kurosawa, aussi doués soient-ils, sont bien loin d’être les seuls réalisateurs à avoir officié ces dernières années dans le cadre du cinéma d’auteur japonais.

Hiroshi Ishikawa, cinéaste discret s’il en est, s’y est illustré à plusieurs reprises à défaut d’avoir ne serait-ce qu’une fois foulé le tapis rouge de la Croisette. Actif depuis 2002 (Tokyo.Sora), il signait en 2013, après s’être essayé au court six ans plus tôt (Kimi no Yubisaki), son troisième et dernier long-métrage en date : Petal Dance. Occasion de nous emmener voir la mer en hiver, accompagné par Aoi Miyazaki et Sakura Ando, entre autres jeunes figures de proue d’un cinéma qui fleurit sous le beaupré, malheureusement à l’ombre des écrans français.

Autant en emporte le vent

Haraki (Shiori Kutsuna) vient de perdre son travail dans un modeste magasin de vêtements. En cause, aucune faute professionnelle, mais la fuite du patron de l’établissement, qui laisse derrière lui un simple bout de papier remerciant les clients pour leur fidélité. La seconde et seule autre employée de la boutique (Mariko Goto, ex-chanteuse du groupe Midori) s’interroge : « Depuis quand ? Quand est-ce que les gens ont arrêté de se dire au revoir ?» Ça… Haraki se le demande. Surtout depuis sa dernière rencontre avec son amie Kyoko (Hanae Kan).

C’était il y a un moment déjà. Les deux copines profitaient de la douceur du début de soirée pour prendre un verre et manger un petit quelque chose en terrasse. Les quelques banalités qu’elles échangèrent alors étaient empreintes de gêne. Phrases à moitié énoncées et regards fuyants, Haraki et Kyoko ne s’étaient visiblement pas vues depuis un moment.

Un planeur passe et Kyoko se met à murmurer.

– « Qu’est-ce que c’était que ça ? Tu étais en train de… marmonner quelque chose. » lui lança sa camarade.

– « J’ai entendu dire que si tu fais un vœu lorsque tu vois quelque chose porté par le vent, celui-ci se réalise. Hahaha, maintenant tu dois penser que je suis folle. C’est juste quelque chose que j’ai entendu… »

– « Qu’est-ce que tu as souhaité ? »

– « Il ne vaut mieux pas que tu saches. »

– « … »

– « J’ai souhaité disparaître. »

C’est l’hiver maintenant et l’incantation de Kyoko, non contente d’avoir invoqué le malaise, est parvenue à l’escamotage. Obsédée par le « pourquoi », Haraki ne sait par où commencer. Un peu par hasard elle se rend, la veille de son licenciement forcé, à la bibliothèque du coin et se met en quête de livres sur le suicide aiguillée par Jinko (Aoi Miyazaki), la bibliothécaire. Le lendemain, Jinko aperçoit Haraki sur les quais de la gare. Proche des rails, elle paraît, aux yeux de celle qui l’a aidée dans ses curieuses recherches, vouloir se jeter sous le train qui entre en gare. Alors, ni une, ni deux, Jinko bondit sur Haraki, sacrifiant quelques doigts dans la cascade héroïque.

Quiproquos dont s’amuseront bientôt les deux jeunes femmes.

Seulement, dans les jours qui viennent, Jinko était censée conduire la voiture qui la mènerait, elle et son amie Motoko (Sakura Ando), au Nord du Japon afin de rendre visite à Miki, une ancienne camarade de fac qui a tenté de mettre fin à ses jours. Haraki propose alors de conduire le véhicule et voilà les trois demoiselles parties.

Du vent dans les toiles

Chiche, l’œuvre d’Hiroshi Ishikawa est à l’image des trames scénaristiques de ses films et Petal Dance ne fait pas exception. Ici tout pourrait se résumer à ce voyage en voiture, ses haltes et cette ultime marche sur la plage enneigée. Pérégrinations à ranger aux côtés de ces trajets éclairs, promenades intérieures que l’on passe à somnoler, qui une fois terminées, le générique franchi, nous enlèvent un : « déjà arrivé ? »

Pourtant, à aucun moment le cinéaste n’a accéléré, ne laissant jamais transparaître sa formation publicitaire, tournant, la caméra légère, autour de ses actrices pour en extraire sous tous les angles les plus belles images. Au-delà du beau, c’est de l’éphémère que se saisit Ishikawa, sondant ces quatre jeunes femmes ballottées par le vent d’hiver.

C’est à Yoichi Nagano, mais aussi à ce vent, génie qui pour peu que vous le laissiez vous porter exaucera vos souhaits, que nous devons les plans dépouillés, pleins de vide, ce rien qui plaque les personnages contre les extrémités du cadre, comme s’il souhaitait se matérialiser, effeuillant au passage les actrices de leurs joies et peines, comme autant de pétales qu’il entend chorégraphier au gré de douces compositions signées Yoko Kanno.

Ce vent et ce vide évoquent entre autres Duras, bien des plans du cinéma d’Ishikawa aussi, cadres devenus ici voile-toile de fond, ou encore le film de Kon Ichikawa : Dix femmes en noir (1961). Captation de l’Homme moderne, volage, incapable de tisser des liens durables en la personne de Kaze (Eiji Funakoshi), nom qui pourrait d’ailleurs se traduire par « vent ». Les dix belles qui lui courent après parlent de l’homme comme pour lui donner corps et espérer enfin le saisir. Face au groupe des dix, nous pensons à autant de kuroko, marionnettistes-machinistes du kabuki rendus invisibles par le noir qui les vêtit, désemparés, incapables de ficeler figure tangible.

Le vent souffle où il veut et c’est bien là le malheur à la fois des hommes et des femmes. Seulement, le vent de Petal Dance ne puise pas l’énergie de ses bourrasques dans cette veine tragique et, à l’image des autres films du réalisateur, nous offrira une issue autrement plus lumineuse que celle du métrage d’Ichikawa. C’est certes le vent qui pousse les graciles actrices en bordure des chemins, les écarte, mais lui aussi qui les resserre l’espace d’un instant faisant siffler, résonner les commissures de leurs sourires, ainsi que leurs plaies, à l’unisson.

Filmer du vent, le vent, tout un programme, léger en apparence, qui ne pouvait trouver meilleur accomplissement qu’au creux d’un film signé par Ishikawa. Et puisque vous connaissez désormais les capacités magiques de l’élément, n’hésitez pas vous aussi à formuler un vœu devant les derniers plans flottants du métrage. Et, bien que celui-ci n’appartienne qu’à vous, on ne saurait que trop vous encourager à souhaiter la sortie en France des réalisations antérieures et futures d’Hiroshi Ishikawa.