Miss Styx River

Dom… dam dam… dam… dim… dam… dam… dang… dam… dong… ainsi vibre le piano sous les doigts encore malhabiles de la jeune fille. L’atmosphère pesante qui règne dans cette pièce est rendue presque lugubre par la cadence à laquelle les cordes de l’instrument sont frappées. Par la fenêtre seuls quelques rayons d’une lumière blafarde osent traverser, mais semblent immédiatement le regretter. Trop tard, comme Mizuki (Eri Fukatsu), la professeure de piano, ceux là sont pris au piège, coincés entre le dos de cette élève et le regard réprobateur de sa mère.

C’est le genre de moment qui paraît durer une éternité…

Une éternité plus tard donc, après avoir essuyé les reproches et effectué de sommaires commissions, la jeune femme s’attelle à la préparation d’une appétissante popote. A l’image de ces coffres au trésor dont l’ouverture est suivie d’un intense rayonnement, le plat diffuse une douce lueur dans l’ensemble de la cuisine. Le visage de Mizuki ainsi éclairé, penché sur la casserole, resplendit au beau milieu du cadre et lui donne l’air d’une gentille sorcière affairée à la concoction d’une potion. Un philtre d’amour, assurément. Les vapeurs de l’élixir ne tarderont d’ailleurs pas à faire sentir leurs effets : enivrée, la caméra effectue un léger panoramique, l’ensorceleuse se retourne… Rien… à première vue… mais l’homme que les délicieuses effluves appellent ne se fera pas attendre davantage. Après tout, cela fait trois ans maintenant que Mizuki l’attend : Yusuke (Tadanobu Asano), son mari. Cela fait trois ans qu’il a disparu. Il est mort et pourtant il est bien là, rayonnant dans son trench-coat jaune.

Alors, le plus naturellement du monde, presque, sans peur, ni même de pleur, Mizuki se contentera d’inviter Yusuke à enlever ses chaussures pour entrer.

Pas de larmoyantes retrouvailles, Vers l’autre rive n’a pas grand-chose, si ce n’est rien, de mélodramatique. Non. Les drames du film appartiennent au passé. Or, ici il n’intéresse pas Kurosawa. En témoigne les déclarations faites aux Cahiers du Cinéma (1) en mai :

« Il y a beaucoup de passages du livre qui évoquent leur vie commune du vivant de Yusuke, à travers des flash-backs […] Je voulais plutôt faire un film qui soit tendu vers l’avenir, que pour Mizuki tout ce qui arrive soit emprunt de découverte, des choses qui la propulsent vers le futur plutôt que l’enfermer dans son passé. Donc nous avons enlevé beaucoup d’éléments évoquant leur vie passée. » Belle idée. Le fantôme incarne alors une figure qui « tend vers l’avenir » et c’est ainsi que Yusuke se retrouve, bien que les deux pieds dans la barque de Charon, à longer la rive avant d’en rejoindre l’autre côté. Ce, non pas pour qu’embarque sa femme à ses côtés, mais bien pour l’en dissuader, l’aider à faire son deuil et enfin avancer.

Pour cela Mizuki et Yusuke entreprennent un voyage à travers le Japon rythmé d’escales au sein de lieux que le mort a fréquenté de son vivant. Aux côtés des vivants et fantômes qu’elle y rencontre, Mizuki redécouvre son mari tout en se retrouvant elle-même à travers l’image que lui renvoie ses « doubles », récurrences du cinéma de Kiyoshi Kurosawa. Il y a Tomoko (Yû Aoi) d’abord, maîtresse de Yusuke, puis Kaoru (Kaoru Hoshiya), hantée par son défunt mari. Deux personnages qui se présentent ou nous sont présentés comme morts-vivants, deux personnages dans lesquels Mizuki ne peut s’empêcher de se voir. Voir ce qu’elle était et ce qu’elle est devenue. À l’image de l’hypnotiseur au briquet de Cure (1997) alors, Tomoko et Kaoru pénètrent Mizuki et lui font prendre conscience de ses désirs, dont notamment celui de vivre, de s’incarner pleinement. Pour cela la belle endeuillée devra à plusieurs reprises assister aux fantastiques jeux de lumières, théâtre des apparitions et disparitions des spectres, écrins de leurs histoires mises en planche par Kurosawa.

Écouter, s’écouter, se réconcilier et enfin avancer, tel est donc le programme de cette extraordinaire thérapie. Apaisante, réconfortante, comme la couleur du trench-coat que porte Yusuke. Vêtement, qui pourrait d’ailleurs s’apparenter à celui que revêtait la momie de Miira otoko no kyofu (1997), série de Seizo Tamura et Sadao Funatoko qui terrifiait Kiyoshi Kurosawa, alors âgé de six ou sept ans2, mais qui, chargé ici d’un jaune hypnotique, nous rappelle surtout cette douce veilleuse qui nous aidait à traverser la nuit.

 


1. Entretien réalisé par Stéphane Delorme et Jean-Philippe Tessé, Cahiers du Cinéma n°715, octobre 2015

2. Kurosawa Kiyoshi, Mon effroyable histoire du cinéma : entretiens avec Makoto Shinozaki, 2008