Cet obscur objet du désir

En 1955, au Japon, alors que Kenji Mizoguchi se met à la couleur avec l’Impératrice Yang Kwei-Fei et que le Kinema Junpo a le bon goût de décerner aux Nuages flottants de Mikio Naruse le titre de meilleur film de l’année, Shintaro Ishihara, alors âgé de vingt-trois ans, signe son premier roman : La saison du soleil. L’auteur y croque la jeunesse nippone d’après-guerre, alors surnommée « taiyozoku » (race du soleil), en un concentré d’ellipses, de jazz, de vitesse, de sueur, d’ébats érotiques et de chemises plus fleuries qu’elles ne sont boutonnées. Frontispice disert d’une formule à succès qui lui vaudra le prix Akutagawa en 1956 et par là un juteux scandale qui profitera notamment aux nombreuses itérations cinématographiques de son œuvre.

« Bref, vous l’aviez deviné, Ishihara s’appelle en Pologne Marek Hłasko et en France Sagan. » écrit fort à propos François Truffaut dans son célèbre article Si jeunes et des japonais, jeu de mots douteux en faveur de Passions juvéniles (1956), premier film de Ko Nakahira en tant que réalisateur et premier manuscrit sur celluloïd d’Ishihara.

L’année suivante, c’est vers l’assistant réalisateur de ce film, Koreyoshi Kurahara, que le romancier se tourne pour mettre en scène les pages de J’attends. Réussite qui amène les compères à remettre ça en 1958 avec L’Homme au milieu du brouillard et en 1959 avec La Femme qui vient du fond de l’océan. Dans la prose décousue d’Ishihara, Kurahara trouve l’espace nécessaire aux envolées de sa caméra, angles et autres raccords pas moins perchés.

Surprise alors que de le voir tourner en 1966 le très littéraire Une soif d’amour (1950) de Yukio Mishima, par ailleurs célèbre ami et soutien d’Ishihara. Pourtant, c’est bien là, en apnée sous cet inhérent statisme que le cinéaste parvient à s’exprimer au mieux, dans toute la largeur qui lui sied, accompagné à nouveau par l’actrice Ruriko Asaoka et la photo de Yoshio Mamiya histoire de garnir et darder au mieux le bouquet final de sa collaboration avec les studios de la Nikkatsu.

Los olvidados

Etsuko (Ruriko Asaoka) est une jeune veuve qui a peu ou prou décidé de vivre dans la banlieue d’Osaka avec les Sugimoto – sa galetteuse belle-famille – au prix du partage de sa couche avec celle du patriarche. Une oblation nécessaire au maintien de la lignée selon Kensuke, son beau-frère stérile. Ce qui n’est pourtant pas l’avis de la première concernée, visiblement pas plus heureuse que malheureuse, pas plus bienfaitrice que sacrifice, ayant oublié aux faveurs du satrape les notions d’espoir et de désespoir. Du moins, était-ce le cas avant qu’elle ne s’engoue de Saburo (Tetsuo Ishidate), le benêt jardinier.

Désir incoercible au profit duquel s’immoleront d’un même feu les deux termes soi-disant omis.

Dans Dévotion Ardente (1964), Kurahara et Mamiya captaient, pour son 100e rôle au sein de la Nikkatsu, une Ruriko Asaoka on ne peut plus dévouée, deux ans et une collaboration plus tard (Song of Dawn) et la voilà égoïste au possible. Tout tourne autour d’Etsuko, pour ne pas dire à l’intérieur de la jeune femme. Rarement, voire jamais, le spectateur ne quitte l’esprit et la pensée du personnage d’Asaoka. Ceux-là lui sont d’ailleurs rappelés par les innombrables gros plans qui se succèdent et se resserrent bien souvent à l’extrême tour à tour sur ses iris et ses paupières. Le procédé évoque l’existence d’une peau nouvelle sous la mue noire et blanche dont Etsuko parvient à se défaire à une pincée de reprises au profit du charnel et son attirail de couleurs rougeâtres.

Le reste du temps, ce désir est tant bien que mal contenu sous le film à l’aide de panoramique et zoom fiévreux tout droit sortis de l’allumé The Warped Ones (1960) et dessinent autant de barrages aux élans d’Etsuko. Ingénieusement narrée, tout comme le roman de Mishima, la tragédie est ici intérieure. L’envie gonfle le corps d’Etsuko au bord d’une implosion nourrie par ce qui ressemble aux cris de l’orchestre d’une basse-cour rassemblée au grand complet pour le réveil d’une nouvelle vie.

Le désir se fait animal et sous les cris stridents de poules qu’on égorge et déplume se déploie un surréalisme buñuelien, tapis rouge molletonné déroulé pour une entrée directe en Etsuko.

Chuck Stephens, dans son article The warped world of Koreyoshi Kurahara, insiste à juste titre sur le talent qu’a le cinéaste pour mettre en branle un « domaine symbolique où chaque chose et chacun possède un jumeau maléfique tapis dans son ombre ». À cet effet Kurahara fait ici montre d’une munificente panoplie d’effets que se répartissent le directeur de la photographie Yoshio Mamiya, le monteur Akira Suzuki (vu à de nombreuses reprises chez Kurahara ou encore Seijun Suzuki) et enfin, pour ne citer que ces trois là, le compositeur Toshiro Mayuzumi, qui nous sert là une révision hallucinée des œuvres déjà délirantes qu’il offrait aux films d’Imamura.

Dès l’ouverture du film, à coups de rasoir dans la barbe du beau-père de concert avec les stridentes cymbalises d’une cigale, les compères usent de leurs plus beaux tours : zooms, dézooms éclairs et panoramiques vertigineux, ralentis, cinglantes coupes dans le plan et raccords improbables, mélodies absurdes, inquiétantes… et le silence, ce silence savamment distillé, qui vient disjoncter images et sons pour parfois retrouver le texte de Mishima et toujours nous laisser sans voix.

L’ange exterminateur

Outre les silences, Thirst for love est articulé autour de deux scènes miroirs sur lesquelles il convient de revenir. La première se déroule peu de temps avant que le premier quart d’heure du film ne soit écoulé. Etsuko revient d’Osaka la main gauche chargée d’un sac grossi par un pomelo qu’elle destine à l’autel de son défunt mari et deux paires de chaussettes triées sur le volet qu’elle réserve aux pieds de Saburo. Dans sa main droite, sous la pluie et l’œillade d’une contre-plongée, s’ouvre son parapluie. Devant elle, Kensuke et sa femme ne semblent pouvoir s’arrêter de parler. C’est à ce moment que se déroule la conversation au sujet de l’espoir, du désespoir, deux notions objectivées par le contenu du sac d’Etsuko, deux notions qu’elle pense alors avoir complètement oublié.

A peine l’omission est-elle mentionnée que le parapluie de la belle se laisse subitement enlever par une bourrasque bien décidée à emmener sa proie en bas de la pente déjà bien entamée. Péripétie à laquelle succède un panoramique vertical sur un arbre dénudé, suivi d’un long travelling sur un chapelet de roses qui borde la demeure des Sugimoto. Fin de la promenade et de la première scène.

La seconde débute après cinquante minutes de film, soit environ à la moitié de celui-ci et reprend là où s’était arrêtée la première : à gauche de la ribambelle de roses où se tiennent maintenant Etsuko et son beau-père. Elle, toujours dans sa main droite, tient un parapluie ; lui, est occupé à tailler les rosiers. La caméra suit les deux personnages et est amenée à panoter de la gauche vers la droite avant de faire quelques pas à tribord afin de se saisir pleinement du visage des acteurs. Celui d’Etsuko est particulièrement tendu et se crispe encore davantage lorsque la jeune femme de chambre fait irruption dans le plan. La demoiselle est enceinte et le responsable, selon elle, serait Saburo. Etsuko veut en avoir le cœur net et a prévu de s’entretenir avec l’accusé. A cet effet elle arme sa main gauche d’une rose que son beau-père vient de couper par inadvertance, jette un œil au sommet de l’arbre dégarni, qui lui renvoie l’attention, pour enfin refermer son parapluie sur l’arrivée de l’insouciant jardinier qu’elle invite à promener.

« A ce moment demeurait encore une once d’espoir dans le cœur d’Etsuko. Peut-être Saburo est-il innocent… », la voix-off ne semble pas plus convaincue qu’Etsuko et nous le sommes. Le fait qu’elle descende devant le jeune homme le chemin qu’elle montait quarante minutes de film plus tôt en dit déjà long. La caméra prend du recul et Etsuko convie Saburo à marcher à ses côtés. Leur échange, inaudible, nous est rendu sous la forme d’un texte rythmé par l’inquiétante musique de Mayuzumi.

Quelques lignes viennent s’inscrire de part et d’autre de l’écran, la caméra se rapproche à nouveau, la voix-off refait surface et la mélodie dérape : Saburo est bien le père de l’enfant. Saburo ne ressent rien pour la mère de l’enfant. Saburo n’a que faire de tout cela.

Le désespoir l’emporte chez Etsuko, qui trouve en lui la force de reprendre la route. Le bourreau des cœurs marche devant elle, face à son dos elle se rappelle les longs ongles qu’elle y a profondément plantés la veille.

Aujourd’hui, pas plus de douleur que de trace. Le cœur de Saburo lui apparaît à jamais indifférent. Au désespoir se mêle la peur et surprise par une moto, Etsuko relâche la rose, piétinée dans la foulée par l’engin. Le cyclo qui fait déborder la vase à l’égard d’un chamboule-tout sanglant. Occasion renouvelée de tirer sur le portrait des classes sociales japonaises, leurs rares et crasses interactions : victimes privilégiées des plus grands coups de Kurahara, comme de Mishima.

Taiyozokus, films noirs, adaptations littéraires, road-movies, documentaires, séries, blockbusters et avec ça des records au box-office… Kurahara aura certes touché à tout, mais ne nous aura jamais autant touché que durant les années 50-60 passées à la Nikkatsu. J’attends (1957), Intimidation (1960), The warped ones (1960), I hate but love (1962), Glass-hearted Johnny (1962), Black sun (1964), Dévotion ardente (1964), Song of dawn (1965) et enfin ce Thirst for love font de Kurahara l’un des plus grands réalisateurs du studio, entre Seijun Suzuki et Shohei Imamura, entre audace esthétique et sociale.

Inédit en France, Thirst for Love est disponible en version originale et sous-titrée en anglais aux éditions Criterion.

 

Quelques articles pour aller plus loin :

> The warped world of Koreyoshi Kurahara par Chuck Stephens

> Koreyoshi Kurahara (en trois parties) par Nick Palevsky