Je ne suis pas infâme. Je suis une femme.
Ko Nakahira… Les sirupeuses sonorités qui bourdonnent l’identité du bonhomme dans vos cages à miel vous sont familières… et pour cause, fidèle lecteur de Plan Tatami, nous l’évoquions au creux de nos récentes divagations passionnées dédiées au Thirst for Love de Koreyoshi Kurahara. Il faut dire qu’on aurait bien du mal, qui plus est de la peine, à séparer les deux collègues d’abord réalisateur – assistant réalisateur sur Passion juvénile (1956), puis coréalisateurs réunis deux mois plus tard par un script de Kaneto Shindo titré L’homme à abattre. Ou deux mois plus tôt, si on en croit les lumières apportées par Kinnia Yau Shuk-ting dans son ouvrage : Japanese and Hong Kong Film Industries: Understanding the Origins of East Asian Film Networks.
La chercheuse met ainsi un peu d’ordre dans la filmographie de Nakahira avant d’évoquer l’influence de Passion Juvénile sur la nouvelle vague française et notamment François Truffaut qui lui réservait dans les pages des Cahiers du Cinéma n°83, aux côtés des critiques du Septième Sceau (1957) d’Ingmar Bergman et des Girls (1957) de George Cukor, son jeu de mots le plus recherché : « Si jeunes et des japonais », ainsi qu’une kyrielle de louanges : « La mise en scène est admirable d’invention et de non-conformisme. Presque tous les raccords sont faux, tout simplement parce que les plans se suivent et ne se ressemblent pas ; c’est une mise en scène manifestement improvisée, pleine d’idées imprévisibles avant le tournage et si évidemment spontanées que l’on ne saurait les indiquer sur un script. »
A la lecture de ces lignes on comprend aisément l’influence que le premier (ou plutôt le second) film de Nakahira aura sur la houle des « jeunes turcs ». D’ailleurs celle-ci, généreuse, ne manquera pas de lui rendre la pareille d’où le film qui nous intéresse ici : Only on Mondays (1964), ou quand Mariko Kaga se la joue Karina – Bardot et se met à rejouer les douze tableaux de Vivre sa vie (1962) avec l’énergie et l’inventivité d’Une femme est une femme (1961) sur un air du Mépris (1963).
En bref (tentons de ne pas allonger ce chapeau déjà trop long) : un concentré du meilleur de Godard dans les mimines d’un grand réalisateur de la Nikkatsu.
Le quai des brunes
« Bvvvvvvvvvvvvvv ! », récital de cornes de brume ; en masse paquebots, cargos et autres rafiots étrangers évasent le port de Yokohama. Sur les quais, à côté d’un phare nain, Yuka s’éveille auprès d’un de ses amants-clients réguliers. Ni une, ni deux, ses chaussures remplies de ses petons, sa robe zippée, ses cheveux domptés et la voilà toute belle, fin prête à attirer le chaland. A l’ombre des villes-flottantes, déjà, sa clientèle japonaise tente de séduire pêle-mêle gros bonnets, caboteurs et touristes quitte à engager -malgré elle- Yuka, convaincant ressort sur ressort, dans le deal. Opération séduction donc, et au pas de course : en l’espace d’un générique très 60’s et d’un clin d’œil, voilà Yuka apprêtée, parée à butiner autour des tables et clients du cabaret « San Francisco » au service de « Papa », son sugar daddy. Les traditions patriarcales ont la dent dure au Japon, n’en déplaise au lieu d’échanges culturels et marchands internationaux qu’enroule la bobine.
Et pourtant, avec tout ça, Yuka demeure heureuse adaptant à sa manière la philosophie de Nana dans Vivre sa vie : « Tout est beau ! Il n’y a qu’à s’intéresser aux choses et les trouver belles. » Débordant de bonté et d’énergie, c’est dans le bonheur des autres que le personnage de Kaga puise le sien. Oui, mais voilà justement : Yuka a tant à offrir que les hommes seraient presque effrayés de recevoir, certainement terrorisés à l’idée de donner un tant soit peu en retour. Pourtant elle ne demande pas grand-chose : depuis qu’elle a vu « Papa » comblé d’offrir à sa fille une poupée, Yuka rêve de passer une journée avec lui et en recevoir une à son tour. Le dimanche se passe en famille ? Soit, elle se contentera du lundi. Oui, mais non, le lundi c’est pour les affaires et celles là risquent bien de déplaire à Yuka…
Mariko à tout prix
Sur l’une des quelques huit pages du script d’Une femme est femme (1961) de Godard on peut lire : « Toute l’action se déroule dans un périmètre d’une centaine de mètres carrés. Il est important que les gens puissent se parler de fenêtre à fenêtre ou de fenêtre à porte. » Il faut croire que la note devait aussi figurer sur le scénario d’Only on mondays puisque la majorité de l’action se passe dans une poignée de lieux qu’on jurerait accolés aux quatre murs qui servent de toit à Yuka. On saisit tout de suite mieux l’origine de l’énergie qui anime les deux films, véritables concentrés de vie. Ici, tout, si vite, semble communiquer au profit de la demoiselle qui glisse sans jamais manquer de tomber de plans en plans, poussée par un montage épileptique de Masanori Tsujii, le grand monsieur dont Truffaut saluait le travail sur Passion juvénile.
Il faut dire que dans sa quête de la satisfaction d’autrui la belle n’a pas de temps à perdre. Elle n’oubliera d’ailleurs jamais de flatter le spectateur profitant de son élan pour parodier tout ce qui marche alors à la Nikkatsu : taiyozokus (tribu du soleil), comédies musicales, mukokuseki akushun (action sans limite)… et se permet même à deux reprises de lorgner du côté du slapstick. Bien sûr cette concentration, cette énergie folle, désespérée même, souligne bien d’autres sujets à commencer par l’enfermement et l’ennui de Yuka qu’on entendrait presque se dire, comme Anna Karina dans Pierrot le fou (1965) : « Qu’est-ce que j’peux faire, j’sais pas quoi faire » à mesure qu’elle heurte les murs de cette chambre qui peine à contenir le moindre de ses élans.
La voilà prostrée devant chez elle attendant le retour de « Papa », alors que celui-ci vient tout juste de partir. Dans sa belle prison de satin, au dessus des clôtures ridicules qui parviennent pourtant sans mal à séparer son logement de celui d’à côté, elle jette un œil à sa jeune voisine jamaïcaine. Duel de regards, puis de grimaces entre deux chiens de faïence qui rêvent d’ailleurs et cet ailleurs pour Yuka c’est les autres, faute de mieux : les hommes qu’elle souhaite combler et pour lesquels elle se mettra en quatre pendant près d’une heure et quelques quarante minutes. Gymnastique et sa mise en scène qui justifient à elles seules qu’on s’intéresse à Only on mondays. C’est bien simple : Mariko Kaga crève le moindre des plans avec lequel elle s’associe et puisque la caméra se fait un devoir de ne jamais perdre son personnage de l’œil, peu importe les acrobaties, pas un, ou si peu, des cadres du film ne composent sans la sémillante midinette. Kaga en veux tu en voilà, au plus grand bonheur des mirettes.
Vous l’aurez compris le film se penche de bien belle manière sur la prostitution, capsule témoin aux allures de maquette sociale. Modèle réduit à l’origine d’une ribambelle de chefs d’œuvres du septième art particulièrement étendue au Japon à travers des pointures telles que Kenji Mizoguchi, Nagisa Oshima, Seijun Suzuki, Shohei Imamura ou encore Yuzo Kawashima, mentor de Nakahira à la Nikkatsu. Un film de plus sur le sujet donc, oui, mais pas n’importe quel sujet et pas n’importe quel film non plus.
Malheureusement, en 1967, Nakahira est remercié par la Nikkatsu et se met à tourner des films à Hong-Kong pour la Shaw Brothers, avant de fonder quatre ans plus tard sa propre compagnie : Nakahira productions. L’occasion de tourner encore une poignée de films, dont le quatrième et dernier, Variation (1976), lui permettait de retrouver la France.
Notons qu’à ce jour, en dépit de ses affinités avec notre pays et de son talent, aucun film de Ko Nakahira n’est édité en France.