Les Contes de la lune vague après la cuite
Irasshaimase, bienvenue ! Accueil chaleureux ; clac clac clac clac, troupeaux de sandales dont on se déchausse ; sssssssshlac sssssshlac ssssssshlac, cascades de cloisons coulissantes ; cling cling cling, bousculades de sake ; zuip zuiiip zuiip, de longs kimonos pressés s’entrecroisent ; doing zdoing zdoing, des cordes tendues de shamisen rebondissent ; glou glou glou, des coupes s’enivrent d’alcool de riz avant de s’entrechoquer et de faire retentir les kanpai ! Cris de ralliements de soirées parallèles, bientôt sécantes, aussitôt confondues, et voilà que ça chante, danse, crie, fornique, s’avine, se goinfre et se marre de concert…
Chronique du soleil à la fin de l’ère Edo (1957) c’est un titre à rallonge inoubliable, porté par l’ambiance et la tripotée d’histrions du lupanar le plus achalandé de Shinagawa : Sagami-ya. Théâtre du quatrième meilleur film japonais du vingtième siècle, selon le respecté magazine Kinema Junpo. Quatrième. Meilleur. Film. Japonais. Du. Vingtième. Siècle. Rien que ça !
Le film de Yuzo Kawashima se classe ainsi juste après Voyage à Tokyo (1953) de Yasujiro Ozu, Les sept samouraïs (1954) d’Akira Kurosawa et Nuages flottants (1955) de Mikio Naruse, quand même ! Et il le mérite le bougre, amplement même.
À suivre dans ces lignes une poignée des nombreux pourquoi.
La vie de Koharu femme fuyante
Chronique du soleil à la fin de l’ère Edo est une comédie satirique qui frappe avec précision, ici, là et là-bas, où ça fait mal, en plein dans le mille, dans ces sujets épineux, si difficiles à épingler. Pour ce faire, retour en 1862, deuxième année de l’ère Bunkyu, soit six ans avant la fin du Shogunat Tokugawa. Nous sommes à Shinagawa, village de pêcheurs et fameux lieu de villégiature, première des cinquante-trois stations du Tokaido où les voyageurs pouvaient se reposer avant d’arriver à Edo.
Se prélasser, se détendre, et tant qu’on y est prendre du bon temps, Inokori Saheiji (le facétieux Frankie Sakai) n’en demande pas davantage. Ni une, ni deux, direction l’auberge Sagami pour une soirée de tous les excès et après ça un peu de repos plus ou moins bien mérité. Peu importe les frais, de toute façon le larron n’a pas un sou en poche. Une, deux, voire trois et quelques nuitées plus tard, notre Saheiji a beau être un flagorneur aguerri, vient un temps où les mots doux ne suffisent plus à cacher le pot aux roses. Ses dettes sont faramineuses et le voilà contraint de mettre ses talents au service de la maison-close.
L’occasion de découvrir une pelletée d’hurluberlus tous plus vrais que nature. Allez, pour vous, un bref inventaire : d’abord Koharu (Yoko Minamida), courtisane à succès qui jongle tous les soirs entre quatre clients, pour vous donner une moyenne basse. Sa spécialité : endormir la clille à coup de contrats de mariage et larmes de crocodile, afin de s’en sortir sans jamais même se dévêtir. En face, la fière Osome (Sachiko Hidari, la femme insecte de Shohei Imamura), prostituée pâle rivale de Koharu, qui ne parvient plus à trouver preneur. Viennent ensuite les patrons excessivement pieux du bordel, leur fils dilettante, une flanquée de grooms pas biens malins et une femme de ménage, Ohisa (la sublime et malheureusement trop rare Izumi Ashikawa), là pour rembourser la dette de son père. Et puis il y a les nombreux habitués de la maison de joie : un vendeur acnéique de livres olé olé, une procession de moines libidineux, ou encore une clique de samouraïs nationalistes désargentés qui projettent de mettre le feu au quartier général des étrangers. Enfin on les verra surtout buller ça et là, avant d’éventuellement entendre qu’ils sont passés à l’acte.
Un capharnaüm de personnages tout droit sortis du répertoire rakugo (spectacle littéraire humoristique). Il se trouve d’ailleurs que Frankie Sakai est un célèbre rakugoka (conteur) et ce n’est certainement pas un hasard si le fourbe qu’il incarne se nomme Inokori, soit littéralement « resté derrière ». Parfait pour observer la clique du Sagami-ya et en tirer les ficelles.
Au sein de cette troupe, parmi les samouraïs, notons la présence de Yujiro Ishihara, acteur à succès dont la seule mention au générique promet le succès du film au box-office. Le fait que le célèbre éphèbe interprète l’un de ces jeunes pieds nickelés ne trouve pourtant pas sa réponse dans la seule raison pécuniaire et vient surligner un parallèle avec le phénomène du taiyozoku déjà souligné par l’un des titres anglais du film : A sun-tribe myth from the Bakumatsu era. Rapprochement appuyé aussi par le casting de Yoko Minamida, actrice principale de La saison du soleil (1956) de Takumi Furukawa l’un des plus grands films taiyozoku avec Passions juvéniles (1956) de Ko Nakahira.
Le taiyozoku ? Kézako ? Pour vous la faire courte : le terme signifie « race du soleil » ou « tribu du soleil », c’est selon, et fait référence aux jeunes nippons à problèmes du milieu des années 50, rebelles qui passent leurs étés en bord de mer, les doigts de pieds en éventail, à dilapider l’argent dûment gagné par papa/maman. Peuple des romans qui feront le succès de Shintaro Ishihara, grand frère de l’acteur, et qui aura tôt fait d’occuper les productions cinématographiques les plus lucratives de la Nikkatsu. Le rapprochement entre cette oisive jeunesse et les samouraïs du film encombrés par un trop plein de katanas à la ceinture apparaît alors évident. Génération désemparée et cause perdue imbécile sur fond d’éducation dépassée : l’enterrement du soleil avant même que ne l’illustre Nagisa Oshima trois ans plus tard.
Les fourberies de tapin
Entre ces dernières lignes, le film de Yuzo Kawashima apparaît bien grave et pourtant les près de deux heures du long-métrage tiennent bien plus du comique que du tragique. Cent dix minutes, pour être exacte, parmi les plus drôles du cinéma japonais. C’est dire. Mérite qu’on se doit d’attribuer au montage de Tadashi Nakamura et à l’écriture finement combinée de Shohei Imamura, Hisashi Yamanouchi et du réalisateur, tous trois visiblement hantés par le spectre des plus beaux films de Sadao Yamanaka, Sazen Tange, le pot d’un million de ryos (1935), ou encore Pauvres humains et ballons de papier (1937), en tête. Ce qui d’ailleurs explique le soin fou apporté aux personnages et notamment à Saheiji, remuant diable en boîte qui n’aura de cesse de rebondir sans se préoccuper du malheureux couvercle censé le retenir.
Le trublion, non content de jouer l’astucieux farceur, fait office de lien entre les nombreuses histoires qui se trament dans le bordel. Hyperactif, on le croirait presque capable de se téléporter sitôt qu’il perçoit dans les ennuis des hôtes, comme des employés, un quelconque intérêt financier.
On écrit « se téléporter », mais rien n’est moins vrai. Les déplacements de tout ce beau monde sont trop importants aux yeux de la caméra pour qu’elle laisse s’échapper le moindre d’entre eux. Et que ça court, glisse et se ramasse, la pellicule grouille de monde et de vie. Illustration parfaite des méthodes de travail de Yuzo Kawashima rapportées par Fujimoto Giichi dans le livret fourni avec le film aux éditions Eurêka ! : « Tout d’abord il se met à tracer des lignes sur le plateau afin de visualiser les mouvements de chacun. Après quoi il se met à penser aux personnages et à leur situation. Ce qu’il y avait de plus important pour lui était de déterminer avant tout le genre d’endroit duquel sortait ou entrait untel, plutôt que de savoir ce qu’il y faisait. »
Et ces lignes, ces mouvements si chers au film sont tous interceptés, traversés ou conduits par Saheiji.
Dès l’ouverture du film, le rôle de Frankie Sakai nous est présenté comme hors du temps ou plutôt comme son maître. En effet, alors qu’il ramasse la montre gousset d’un samouraï trop occupé à samouraïer, Saheiji lâche un « Période trouble, hé ? » avant de glisser la montre dans sa poche et qu’une transition volet sur le plan suivant vienne annoncer le titre du film.
En arrière-plan, des rails, ceux de la gare Shinagawa en 1957.
Un narrateur joue les guides : par ici la ligne Tokaido qui relie Shinagawa à Tokyo, au dessus le pont Yatsuyama, l’autoroute le plus fréquenté du Japon qui mène aux usines Keihin (équipementier automobile et motocycliste), et puis par là une petite allée : « première des cinquante-trois stations du Tokaido où les voyageurs pouvaient se reposer avant d’arriver à Edo. », comme on l’écrivait plus tôt. Y subsiste encore une quinzaine de maisons de joie et leurs hôtesses, enfin plus pour longtemps puisqu’une nouvelle loi contre la prostitution vient d’être votée.
« Mais ce n’est pas le sujet de ce film », précise le narrateur, avant de poursuivre : « il ne s’agit pas du Shinagawa d’aujourd’hui, pas plus que des lois anti-prostitution. » Tentative de dissuasion, qui a surtout l’effet inverse.
Hop, nouvelle transition volet et nous revoilà en 1862, aux abords de l’auberge Sagami, en compagnie de Saheiji. Passé, présent, retour vers le futur… Blotti au sein d’un bordel hors du temps pourtant daté, Yuzo Kawashima met en exergue la situation socio-économique nippone.
Un looping temporel que le cinéaste pensait boucler à la fin de son film en faisant terminer la course de Saheiji en 1957, dans les studios de la Nikkatsu, avant d’opter pour l’éloquente fuite en avant sans fin de son protagoniste.
Chronique du soleil à la fin de l’ère Edo, c’est l’histoire du Japon contée par un joyeux bordel, avant qu’elle ne soit racontée par une hôtesse de bar huit ans plus tard dans le film de Shohei Imamura. L’histoire d’un lieu et de tout un pays. Une chronique hilarante au sujet de laquelle il reste encore tant à dire et à découvrir à l’image du reste de l’œuvre de Kawashima dont on ne connaît que trop peu. Entre cette Chronique du soleil à la fin de l’ère Edo, Le Paradis de Suzaki (1956), Courant du soir (co-réalisé avec Mikio Naruse en 1960), Le temple de l’oie sauvage (1962), ou encore La bête élégante (1962), il y a largement de quoi faire.