Le journal d’une faune de chambre

Deux ans après avoir capté le remuant lupanar de Sagami-ya dans sa Chronique du soleil à la fin de l’ère Edo (幕末太陽傳, 1957), Yuzo Kawashima laisse derrière lui la joyeuse maison close pour un tout autre genre de réjouissance : une résidence populaire, véritable bordel à coeur ouvert où s’entassent ses contemporains les plus fantasques. Et il se trouve que malgré la surpopulation, cette demeure a toujours une chambre à louer. Pour le meilleur et surtout pour le rire, Kawashima oblige.

Scène déménage

Si je vous dis… cinéma ? Vous pensez à quoi, là, tout de suite ? Personnellement, comme ça, pêle-mêle, je pense forcément à tout un tas de choses, mais si je devais tenter d’y mettre un peu d’ordre, je dirais : le mouvement. Oui, mais voilà, pas n’importe lequel, là je pense surtout à la chorégraphie du bastringue millimétré qui rythme la filmographie de Yuzo Kawashima. Les films du cinéaste bougent tellement que ses bobines de plus de soixante ans doivent encore frétiller de toute cette agitation. « Et voilà que ça chante, danse, crie, fornique, s’avine, se goinfre et se marre de concert… », comme je l’avais écrit au sujet de sa Chronique du soleil levant à la fin de l’ère Edo. Et que ça court, glisse, se ramasse et remet ça à peine relevé, comme je pourrais l’écrire au sujet de cette Chambre à louer (貸間あり, 1959). Vous l’aurez compris : ça bouge, beaucoup même. Et si vous avez un tant soit peu d’affinités avec le slapstick : vous allez être servi.

Attention tout de même, ça bouge, oui, mais pas n’importe comment. Si la pellicule grouille de vie de tout son long vous ne la verrez pour autant jamais déborder. On n’avait jamais vu un tel remue-ménage si bien rangé. Et pour cause, avant de s’intéresser aux personnages, Kawashima se penche sur leurs mouvements, rapporte Fujimoto Giichi (1), qui a partagé avec le réalisateur les fonctions de scénariste sur Chambre à louer. Pour lui, il est plus important de définir les lieux et comment s’y déplace chacun avant de s’attarder sur leurs raisons de s’y mouvoir. Comment entrer par là ? Sortir d’ici ? Se hisser dans ce coin ? Dévaler ces escaliers ? Autant de questions que le cinéaste s’empressent de résoudre en traçant toutes sortes de lignes sur le plateau, comme autant de rails adroitement dessinés pour encadrer toute une ménagerie d’acteurs en roue libre.

Le plus fou dans cette histoire, c’est que la caméra, elle, ne bouge qu’à de très rares occasions, se contentant de temps à autre de bouger la tête, privilégiant les plans larges, voire très larges, qui tirent pleinement partie du TohoScope afin de se saisir de chacune des facéties de tous les fêlés du logis qu’abrite le film. On compte très peu de gros plans, si ce n’est aucun, et à peine une poignée de plans poitrines histoire de capturer d’un peu plus près la boule à facette d’expressions qui sert de visage à Frankie Sakai, sans oublier d’emporter dans leur élan les deux astres de Chikage Awashima, ceux que ses orbites transportent en lieu et place des yeux et autour desquels les nôtres vivront, près de deux heures durant, les plus charmantes des révolutions.

La paix déménage

En préférant un cadre large, Chambre à louer ne met donc pas plus en avant ses personnages que les lieux qu’ils usent. Kawashima a cette délicieuse habitude de nous en dire beaucoup, si ce n’est énormément, à travers les différentes demeures, villes et autres régions encapsulées par sa filmographie. C’est le cas par exemple de Chronique du soleil levant à la fin de l’ère Edo : “l’histoire de tout un lieu et de tout un pays” comme je l’avais écrit à son sujet. Le Paradis de Suzaki (洲崎パラダイス赤信号, 1956) en est une autre bonne illustration, si bonne qu’elle a inspirée à Sasaki Tomoyuki, professeur au département des langues de l’université américaine William & Mary, un article au sujet de l’espace urbain embarqué par le film (2). Chambre à louer ne fait pas exception : l’Osaka d’après-guerre emballé par la bobine fourmille de vie comme de détails et fait du métrage un document historique inestimable.

Pour ne pas perdre de vue ces précieux lieux et cette galerie d’acteurs possédés, c’est à Kozo Okazaki que revient la direction de la photographie. Choix judicieux s’il en est, puisque le chef opérateur a notamment officié sur les films de Hideo Gosha (Goyokin (御用金, 1969) et Les Loups (出所祝い, 1971)) et Masahiro Shinoda (Buraikan (無頼漢, 1970) et La Forêt Pétrifiée (化石の森, 1973)). Deux cinéastes dont on connaît le goût prononcé pour les plans très larges. Qu’ils s’intéressent aux personnages ou aux lieux, et bien souvent aux deux en même temps, chaque plan de Chambre à louer mérite ses propres louanges, à commencer par un trait commun : la minutie de leur composition.

Et puisqu’on n’est pas prêt de sortir de la dithyrambe, profitons-en pour mentionner l’ouvrage effectué sur le montage. Dans Chambre à louer, on passe d’un plan à un autre comme les protagonistes traversent chaque pièce de la résidence : en toute transparence. Ce sont les mouvements des personnages qui unifient le film qu’ils habitent et le montage se fait une joie de s’y accorder. Peu importe les portes et fenêtres qu’on tente tant bien que mal de fermer, peu importe les murs qui s’efforcent à retenir un tant soi peu d’intimité, tout communique en faveur de tous ces diables en boîte propulsés par le montage de Shuichi Anbara, véritable ressort à réaction.

Ça chambre en ville

Si les protagonistes de Chambre à louer se définissent avant tout par leurs mouvements, n’allez pour autant pas croire qu’ils manquent de caractère, comme nous le prouve l’un des principaux visages féminins du film : Chikage Awashima.

Largement méconnue dans l’hexagone, mis à part pour quelques films de Yasujiro Ozu (Été précoce (麦秋, 1951), Le Goût du riz au thé vert (お茶漬けの味, 1952) ou encore Printemps précoce (早春, 1956)), la comédienne aura pourtant inspiré au mangaka Osamu Tezuka un personnage bien célèbre dans notre pays : Princesse Saphir. L’histoire de la princesse du royaume imaginaire de Silverland conduite à se travestir afin de monter sur le trône. Peut-être sont-ce les débuts de l’interprète à la fameuse compagnie de théâtre Revue Takarazuka composée uniquement de femmes parfois amenées à interpréter des rôles masculins (otokoyaku), qui ont amené le dessinateur à imaginer cette princesse travestie. Ou peut-être, encore, l’idée lui a-t-elle été soufflée par les nombreux rôles de femmes fortes et fiables auxquelles l’actrice a donné vie à l’écran. En effet, en 1950, lorsqu’elle commence à marner dans l’industrie cinématographique, Awashima ne se voit proposer que des rôles de femmes mûres, à l’opposé des hommes qui lui donnent la réplique. Et comme on ne change pas une équipe qui gagne, rebelote en 1959 dans Chambre à louer où l’actrice joue le rôle de Yumiko Tsuyama, une potière déterminée à se faire un nom dans le domaine de la céramique et accessoirement gagner le cœur du professeur Goro Yoda, incarné par Frankie Sakai.

Pour notre plus grand plaisir, à défaut d’avoir repris les mêmes, Kawashima a repris le même : ici, Frankie Sakai apparaît comme tout droit sorti de son rôle dans Chronique du soleil levant à la fin de l’ère Edo.

Tour à tour professeur, médecin, avocat, ou encore écrivain, Goro est un homme à tout faire qui possède autant de talents que sa figure sait faire de grimaces, et c’est dire ! Capacités d’ailleurs illustrés par les innombrables guides dont il est l’auteur : Comment devenir ministre ?, Comment devenir masseur ?, Comment devenir une geisha ?, Comment devenir une femme ?… Pléthore d’ouvrages que l’érudit met à disposition de ses colocataires dans l’espoir de régler leurs différents problèmes, à défaut de s’occuper des siens. Or, des problèmes il y en a à foison et ce pour chacun des nombreux résidents. Des ennuis qui n’ont jamais aussi mal portés leur nom puisqu’on assiste dans leurs tentatives de résolution à autant de farces réussies, à l’image de cet apiculteur bientôt reconnu pour l’élaboration d’une crème aphrodisiaque surpuissante, ou de cette prostituée qui doit bientôt se marier et pour laquelle Goro organisera une cérémonie de séparation commune avec ses trois clients réguliers, ou encore de cet étudiant qui presse le factotum de passer à sa place toute une série d’examens d’entrée à l’université… Une succession de scénettes délectables dont je ne saurais vous gâcher davantage le plaisir de la découverte en images.

Good bail Frankie

Avant de voir leur ombre projetée sur grand écran, tout ce beau monde s’est d’abord écrit dans un roman de Masuji Ibuse. Un nom bien connu du cinéma japonais puisqu’il prêtera bien des pages à bien des cinéastes dont Shohei Imamura en 1989 pour l’adaptation de Pluie noire (黒い雨, 1989)ou encore Hiroshi Shimizu en 1941 pour la mise en images de Pour une épingle à cheveux (簪, 1941).

Toutefois, les pages qu’il a prêtées à Kawashima pour Chambre à louer, l’auteur aurait visiblement préféré les garder, jugeant le film obscène, criard et sale. Ce qu’accepte d’ailleurs parfaitement le cinéaste, comme il le confine dans le livre Rancho no bigaku (que je me risquerai à traduire par Esthétique du désordre). Ce qui l’ennuie, tout de même, c’est qu’un auteur comme Ibuse, reconnu pour son style aussi doux qu’amer, n’ait pas saisi ce que tout ce vaudeville avait de plus profond à dire.

Cette crasse apparente et tout le foin qu’on fait dans le film sont pour Kawashima autant de moyens de crier tout en raillant sa propre amertume. Chambre à louer est bien plus qu’une simple comédie, c’est un des métrages les plus personnels du cinéaste et on ressent bien tout ce qui pouvait agiter son esprit durant le tournage. Affaibli et partiellement paralysé par la polio, Kawashima mourut prématurément à l’âge de 45 ans, soit quatre ans seulement après avoir réalisé Chambre à louer.

Le réalisateur aura ainsi passé la moitié de sa courte vie derrière la caméra, réalisant en moins de vingt ans une quarantaine de films. On comprend alors mieux l’urgence qui agite ce long-métrage et qui secouait déjà, deux ans plus tôt, Chronique du soleil à la fin de l’ère Edo. Et si je n’ai de cesse de lier ces deux films depuis maintenant quelques 10 000 caractères, c’est qu’il y a bien une raison, tous deux épreignent à l’écran le même sujet : Yuzo Kawashima. Cela sonne très politique des auteurs, et loin de moi l’idée de prétendre qu’une telle notion régisse la totalité de l’œuvre du cinéaste, mais force est d’admettre que c’est au moins le cas dans ces deux films.

Pour preuves, les précieux lieux qui accueillent Chronique du soleil à la fin de l’ère Edo et Chambre à louer, probablement calqués sur les pénates du réalisateur : un appartement des studios Nikkatsu qu’il partageait avec sa compagne et toute la troupe d’acteurs et de techniciens du studio. On comprend alors tout de suite mieux pourquoi ce capharnaüm résonne si fort et si justement. On pourrait aussi mentionner les relations tumultueuses des protagonistes. Mais il y a aussi et surtout cette obsession sur laquelle s’achève les deux films : la fuite en avant de Frankie Sakai, personnage principal des deux longs-métrages et ces mots : “La vie n’est qu’au revoir.” qui, en plus d’annoncer la fin de Chambre à louer, sont gravés sur la tombe de Yuzo Kawashima.

“Peu connu en dehors du Japon” (et même au Japon d’ailleurs (3)), comme l’écrit justement Alexander Jacoby (4), “le travail tordu et sauvage de Yuzo Kawashima est le lien manquant entre le cinéma classique japonais des années 50 et le modernisme des sixties.” Un réalisateur important donc, lien manquant à la distribution du cinéma japonais en 2008 lorsque Jacoby écrivait ses lignes, et qui lui fait toujours défaut à l’heure où j’écris les miennes, soit une grosse dizaine d’années plus tard tout de même. Notons tout de même les sorties récentes de trois des plus grands films du réalisateur chez l’éditeur indépendant Badlands : Les Femmes naissent deux fois (女は二度生まれる, 1961), Le Temple des oies sauvages (1962) et La Bête élégante (しとやかな獣, 1962).


1. Fujimoto Giichi dans le livret fourni avec le film Chronique du soleil à la fin de l’ère Edo aux éditions Eurêka!
2. Sasaki Tomoyuki, Disquieting growth: urban space in Kawashima Yūzō’s film Suzaki Paradise Red Light, 2017
3. https://youtu.be/ur_DygGHMDQ
4. Alexander Jacoby, A Critical Handbook of Japanese Film Directors, 2008