Il doit être bien tard, le lampadaire du bout de la rue peine à finir le service de ce soir et les rares ombres à l’écran semblent plus denses que la nuit.
L’une d’entre-elles, rasant un vieux mur, parvient à se détacher. C’est une femme. Emmitouflée dans son imper’, il semblerait qu’elle rentre chez elle.
Le lampadaire, curieux, donne tout ce qu’il lui reste et trahit dans son effort une autre femme qui la suit du regard depuis sa voiture. Puis, dans l’ombre d’un mur et du bord droit de l’écran, le visage d’une autre, qui abandonne déjà sa planque pour une filature plus active. “Tac… Tac. Tac… Tac. Tac… Tac.” et ainsi de suite, la voix des talons de la prédatrice nous rappelle clairement la Féline (1942) de Tourneur et ne manque pas d’alerter la proie. Dans un geste de lucidité éclair, la poursuivante se déchausse, mais trop tard, déjà l’objectif presse le pas, révélant dans sa fuite une troisième planquée, et une quatrième accompagnée par une cinquième et une sixième.
L’ambiance est lourde, les ombres plus longues que le cadre et le montage, saccadé, se fait au rythme des paires de talons fraîchement entrées dans la traque. On pourrait difficilement faire séquence plus tendue, et voilà que la musique – de ce genre de piste qui accompagne parfaitement les marches de longs trench-coat la nuit – se mêle à l’ardeur des escarpins.
En vient une septième, derrière une cabine téléphonique, sans oublier la huitième de l’autre côté.
Une ribambelle de femmes poursuit maintenant la première, qui n’ose pas se retourner…
Dix femmes en noir (1961), long-métrage de l’estimé cinéaste Kon Ichikawa “s’ouvre comme un film noir”, comme l’écrit Donald Richie¹, spécialiste du cinéma japonais, “mais nous sommes invités à une parodie du genre. Les ombres sont trop longues, les rues de nuit trop mouillées, la poursuite trop dramatique, les réactions trop franches.” Avant de conclure sur : grosso-modo c’est Sam Spade (figure emblématique du détective privé créée par Dashiell Hammett et rendue célèbre à l’écran par la réinterprétation d’Humphrey Bogart) en jupe à Tokyo qui en fait des caisses et toute la régie avec lui.
Je vous laisse imaginer, avant de vous en offrir un éventail, tout ce que cela implique de géniales exubérances.
L’amour aux trousses
Dix femmes en noir, dès le titre on lit toute la démesure du programme que nous réserve Ichikawa et puis le générique en remet une couche en nous dévoilant qui elles sont (accrochez-vous bien) : d’abord Fujiko Yamamoto, immense actrice de l’âge d’or de la Daiei (accessoirement élue miss Japon en 1950), ensuite Mariko Miyagi, réalisatrice de documentaires, chanteuse, doubleuse et actrice, puis Tamao Nakamura, actrice ultra-populaire de la Daiei ayant tourné avec les plus grands (Kenji Mizoguchi, Masaki Kobayashi, Kozaburo Yoshimura, Kenji Misumi…). À ce beau monde, viennent s’ajouter Kyoko Kishida, actrice vue partout d’Ozu (Le Goût du saké, 1962) à Teshigahara (La Femme des sables, 1964) et enfin (oui, enfin parce que le générique s’arrête ici et que vous en avez certainement saisi l’outrance) Keiko Kishi, probablement la plus connue dans l’hexagone, vedette internationale, en haut de l’affiche de films comme Printemps précoce (Yasujiro Ozu, 1956) ou encore Pays de neige (Shiro Toyoda, 1957).
Si vos yeux ne se sont pas un tant soi peu écarquillés au fur et à mesure de cette énumération : prenez le temps de le faire. Vraiment.
Une distribution féminine abondante abonnée aux premiers rôles, tandis qu’on pourrait résumer le casting masculin à un seul homme, plutôt habitué aux nimaime : Eiji Funakoshi. Parenthèse linguistique amusante, en japonais le terme nimaime ( 二枚目) – littéralement seconde page – est attribué à un personnage masculin généralement faible, pas spécialement attirant, surtout lorsqu’on le compare au tachi, le réel héro du métrage. Oui, mais étrangement la formule définit aussi le rôle du bel homme dans une pièce de kabuki (forme épique du théâtre traditionnel japonais, pour faire simple). Lors d’une représentation, vous trouverez devant la salle de théâtre différentes affiches détaillant la distribution. Sur la première, vous pourrez lire le nom de l’acteur qui joue le rôle principal, puis, sur la seconde, celui qui interprète le beau gosse. Et on comprend alors mieux le choix de Funakoshi, parfait dans cet entre-deux : connu, oui, mais pas trop, bel homme, oui, mais peut-être de manière trop conventionnelle. En bref, un mec pas mal, presque banal, loin, bien loin de son pendant filmique féminin ici. Et pourtant, allez savoir pourquoi, aucune d’entre elles ne résistent à ses charmes particulièrement discrets.
Comme le remarque le cinéaste Shunji Iwai dans son film consacré à Kon Ichikawa (Ichikawa Kon monogatari, 2006) : “Chez Ichikawa, les héroïnes sont guillerettes, pleines de vie. Elles sont puissantes. Effrontées, aussi, mais surtout coriaces. En bref, elles sont réalistes. Les hommes sont avenants, mais fragiles, d’une manière ou d’une autre. Ils sont trop naïfs. Frivoles aussi, et surtout peu fiables. Ils sont, en quelque sorte, d’un tout autre monde.” Et l’observation colle parfaitement aux personnages de Dix femmes en noir. Voyez-vous même à travers le synopsis : Kaze (Eiji Funakoshi) est un producteur de télévision affable, ça tout le monde s’accorde à le dire, même ses nombreuses maîtresses lorsqu’elles sont amenées à parler de lui ensemble. Reste que trop c’est trop, dix maîtresses ?! C’est qu’il exagère. Et puis comment a-t-il pu en arriver là ? Dix… peut-être même plus. Cette fois c’est sûr, Kaze doit mourir. Si seulement il pouvait se fixer avec quelqu’un, on aurait pas à aller jusque-là, mais non, impossible… Somnifères… Poison… Pistolet ? Pistolet ! C’est la décision que finissent par prendre Futaba (la femme du condamné, interprétée par Fujiko Yamamoto) et Ichiko (sa première maîtresse, jouée par Keiko Kishi). Ni une, ni deux, voilà les autres amantes informées et, presque aussitôt, accordées.
Les manigances ont lieu dans le restaurant de Futaba, pendant une réception qui accueille bon nombre de collègues de son mari. Après quelques courbettes aussi basses que respectueuses et d’autres mots aussi bien sentis que cordiaux, Futaba rejoint Ichiko au deuxième étage. “Alors où en était-on concernant la planification de l’assassinat de Kaze ?” Lieux, armes, qui s’en chargera… Tout est discuté autour d’une table basse sur laquelle repose, entre chaque gorgée, deux verres enivrés de whisky. Derrière ces graines de meurtrière pend une peinture japonaise on ne peut plus classique sur laquelle sont représentées deux apprenties geisha buvant une tasse de thé en accord avec toutes les règles de l’art. Je vous laisse imaginer le décalage.
Et c’est ainsi qu’est entièrement tournée Dix femmes en noir : tout en grinçante dissonance.
Le porc de la drague
Le film, toujours pour le meilleur, ne se rend jamais là où on l’attend. Et l’essentiel passe sur la répartition des rôles sur laquelle je m’attarde depuis déjà quelques paragraphes. Les femmes sont très loin des stéréotypes japonais de la ménagère occupée à l’entretien de la maison, l’éducation de beaux enfants et le chouchoutage du mari. Non, ici toutes les femmes ont une carrière et la plupart du temps bien plus réussie que celles des hommes : Futaba tient un grand restaurant traditionnel à succès, Ichiko est une actrice reconnue, Miwako possède et gère une imprimerie (tout en s’occupant seule de son fils), etc. Quand bien même, les rares hommes du film n’ont de cesse de les renvoyer à la case “maternité”, comme n’hésite pas à le faire le directeur de la programmation de la station de télévision avec l’une de ses collègues, par exemple.
Vous vous attendiez à un film noir après en avoir vu l’introduction ? Il faudra repasser. C’est ici à une satire des genres que s’attaque Ichikawa. Et s’il donne d’abord à son oeuvre des atours de film noir, c’est certainement pour en reprendre les personnages puissants afin de mieux rebattre la donne. Aux femmes sont confiés les rôles conventionnels des hommes et aux rares hommes les clichés femmes. “Funakoshi, sous ses beaux airs conformistes, sa préoccupation enfantine pour lui-même, et son regard davantage tourné vers la recherche d’une mère que d’une femme est né pour incarner ce personnage”, écrit très justement Donald Richie. Ce qui n’est pas sans rappeler d’autres de ses rôles chez Ichikawa. Dans un des segments de l’omnibus Testaments de femmes en 1960, par exemple, ou encore dans le film J’ai deux ans en 1962. Dans ces deux longs-métrages, Eiji Funakoshi est encore une fois lié à Fujiko Yamamoto, encore et toujours plus forte et plus magnétique que lui. Dans le second, on le retrouve même plus braillard que son très jeune fils lorsqu’il se met à lister les innombrables chagrins liés à son statut de papa tout en suçotant sa clope comme une tétine.
Mais revenons en au scénario : l’assassinat ne s’étant pas déroulé comme prévu (je vous laisse en découvrir le pourquoi et le comment), Ichiko en vient alors à une toute autre sorte de vengeance. On ne peut pas tuer la société et la télévision, qui en véhicule le message et nous pousse dans les bras d’un homme qui n’en a pas plus envie que ça, qu’à cela ne tienne, tuons Kaze, oui, mais pas avec un pistolet. “Je vais le prendre, je m’en occuperai”, dit Ichiko. “Très bien, je demande le divorce dès demain.”, répond aussitôt Futaba. “Alors, c’est réglé.”
Presque aussitôt on retrouve la célèbre actrice en train de se goberger dans une chaise longue, un des rares meubles qui peuplent le salon de la maison dans laquelle elle vient d’emménager. Kaze est assis à ses pieds, il a des airs d’enfant puni, mais ne semble pas plus malheureux que ça, au contraire. Bientôt il s’allonge à côté de sa femme adoptive. “Je pense avoir suffisamment d’argent pour que nous vivions ensemble sans avoir à travailler…” lance Ichiko. “Ça m’a l’air bien…” répond Kaze, distrait. La conversation continue. “J’ai revendu mon appartement à un bon prix. Il me reste encore pas mal d’économies après avoir racheté cette maison. On pourra se prélasser sans avoir à travailler.” insiste Ichiko, avant de poursuivre : “Si on s’ennuie on pourra toujours aller en ville.” “Non, en ville je risque de croiser des collègues… Je ferai mieux de retourner travailler !”, répond Kaze. Ça ne va pas être possible, Ichiko a envoyé une lettre de démission à sa place. Dépossédé, Kaze se relève “Je vais voir Futaba, elle saura quoi faire.” “Tu es divorcé”, l’interrompt Ichiko. L’ex-producteur télé est médusé… Coincé, il ne va pas tarder à éclater en sanglots. Le priver de son travail, ce n’est ni plus ni moins qu’une confiscation de son identité, et c’était vraisemblablement ce que cherchait Ichiko.
La soif du mâle
“Ce que j’aime dans les films des années 60, c’est qu’ils parlaient des femmes. Ils racontaient les histoires des femmes.” a dit Anna Biller², la réalisatrice de The Love witch (2016), qui a d’ailleurs confié avoir été influencée par Dix femmes en noir. Et l’histoire ici est bien celle d’une femme, celle de Natto Wada, car je n’ai de cesse de parler d’Ichikawa, mais il serait de bon ton de rendre à Wada ce qui appartient à Wada. Natto Wada – de son vrai nom Yumiko Mogi – c’est la femme de Kon Ichikawa, mais surtout la scénariste de toutes ses bobines (seule exception faite de Tendre et folle adolescence en 1960) de 1949 à 1965 (lorsqu’elle prend sa retraite), ce qui représente plus d’une trentaine de films.
Pour la petite histoire, le couple se forme pendant les grandes grèves qui agitent les studios de la Toho et prend la décision de se marier une fois la carrière de réalisateur de Kon Ichikawa lancée. Wada était alors interprète à la Toho et férue de littérature. Elle lui offrit un livre, un roman de l’écrivaine Yaeko Nogami : Machiko (qui, pour l’anecdote, reprend l’intrigue d’Orgueils et préjugés de Jane Austen). Le cadeau plut à Ichikawa et devint la base du scénario de son premier film en tant que réalisateur : Hana hiraku (1948) avec la grande actrice Hideko Takamine dans le rôle principal. Trois jours avant la sortie du film dans les salles, le 10 avril 1948, Ichikawa et Wada devinrent mari et femme.
Les mariés se lancent alors dans une série d’adaptation à succès, s’attaquant bien souvent à de grandes oeuvres de la littérature japonaise dont Le pauvre coeur des hommes (adapté en 1955) de Natsume Soseki, La Clé (porté en 1959) de Junichiro Tanizaki, La Chambre des exécutions (tourné en 1956) de Shintaro Ishihara ou encore Le Pavillon d’or (sur les écrans en 1958) de Yukio Mishima, quand même ! Les adaptations de Wada sont réputées pour leur qualité, ainsi que pour leur subtilité, surtout lorsqu’il s’agit d’écrire ou plutôt de réécrire un personnage féminin, lui conférant au passage une toute nouvelle force. Très vite Wada pose les jalons de son oeuvre féministe et s’illustre notamment à ce sujet en 1956 avec Nihonbashi, un récit d’Izumi Kyoka qui décrit la rivalité entre deux geishas dans un monde dominé par la culture masculine. Cinq ans plus tard, elle remet ça avec Dix femmes en noir, cette fois-ci avec un scénario original sur lequel elle travaille seule, mais que son mari lui aurait tristement inspiré suite à sa relation adultère avec la célèbre actrice Ineko Arima.
Ce film de vengeance de femmes contre un milieu particulièrement machiste (on parle quand même d’une station de télévision), voire plus largement envers notre société, sonne alors comme le talion de Wada envers son mari. À la lumière de ces événements, on comprend mieux toute la vie et les sentiments qui animent les femmes du film. On démêle aussi un peu mieux les dernières bandes de pellicule. Alors que Kaze est prostré dans la nouvelle maison qu’il partage avec Ichiko, celle-ci se rend en ville où une petite réception est donnée en son honneur. Après y avoir fait ses adieux au monde du spectacle et croisé les ex-prétendantes de Kaze qui la remercie de s’être chargée de lui, Ichiko, pressée, reprend la route. On suppose qu’elle rentre chez elle. Dehors il fait nuit noire, et sur le bord de la route brûle ce qui devait être un camion. Ichiko a beau passer juste à côté et être éblouie par les flammes, elle ne prend pas la peine de les regarder. Les yeux rivés sur le volant, concentrée ou perdue dans ses pensées – difficile à dire – elle rentre chez elle.
Fin.
De quoi décontenancer plus d’un spectateur, bien que cette conclusion pourrait simplement s’expliquer par l’infidélité d’Ichikawa. Vous voyez sûrement où je veux en venir. Ichiko, c’est Wada. Kaze, c’est Ichikawa. L’accident, c’est la tromperie. Wada, les pupilles irradiées par le brasier, préfère l’oublier. Un bête accident de parcours, c’est toute l’importance qu’elle souhaite lui donner. “La vie continue.”, s’efforce-t-elle sûrement à penser en rentrant auprès de celui auquel elle a tout donné.
Des films de Kon Ichikawa s’est toujours démarquée une ébaubissante modernité, je pourrais citer en vrac La vengeance d’un acteur (1963) où il s’amuse comme personne avec le scope, Matatabi (1973) audacieux même pour un film de l’ATG (société de production très éloignée du conventionnel), Tendre et folle adolescence (1960) qui fut le premier film a utilisé le traitement sans blanchiment donnant l’impression d’avoir une image en noir et blanc superposée à une image en couleur (processus employé ensuite par Darius Khondji pour tourner le Seven de David Fincher en 1995, par exemple)… et Dix femmes en noir est loin d’être en reste. Dès son introduction, on voit toute la maîtrise dont fait preuve le réalisateur lorsqu’il est question de cadrage et de lumière. Peut-être était-ce aussi pour mieux jouer avec les ombres qu’il s’est attaqué au film avec les codes du film noir en tête. Il faut aussi mentionner le travail fait sur les scènes qui se passent à la station de télé dans lesquelles la caméra se la joue tube cathodique et nous renvoie à tous les codes de celui-ci : montage frénétique, balance des blancs et des noirs poussée à l’extrême, mouvements de caméra aiguisés… Pas de doute, Ichikawa sait y faire et a toujours su ; même après le départ en retraite de Wada. Il suffit de voir la série des films qui tournent autour du détective Kindaichi (Les Inugami en 1976, Akuma no temari uta et Gokumon-to en 1977, etc…) et leur montage, entre autres, ultra-innovant. Reste que, et Dix femmes en noir en est l’une des trente et quelques autres preuves filmiques, la filmographie de Ichikawa n’a jamais été aussi intéressante que lorsque Natto Wada en était la deuxième autrice.
Certains spécialistes ont tendance à qualifier Kon Ichikawa comme l’un des grands maîtres du cinéma japonais avec Akira Kurosawa, Kenji Mizoguchi et Yasujiro Ozu. Et je me joindrai humblement à cette idée tant qu’il sera fait une place dans les mémoires pour Natto Wada à ses côtés.
¹ RICHIE, Donald, Ten dark women, dans James Quandt (dir.), Kon Ichikawa, Toronto, Cinematheque Ontario, 2001
² KELSEY, Colleen, Anna Biller’s practical magic, Interview Magazine, 14 novembre 2016, https://www.interviewmagazine.com/film/anna-biller-the-love-witch