Rice against the machine
Bruits d’une fusillade sur fond de logo du studio Nikkatsu, fondu au noir, musique d’un clavier usé partagé entre un pianoforte mélancolique et un clavicorde bien baroque. Un piano à tangentes peut-être ? Le titre s’affiche : “Koroshi no rakuin”, “La Marque du tueur”. Les crédits défilent et au loin, d’un coin à l’autre de l’écran, un avion amorce son atterrissage. Voilà qu’un harmonica et une voix au moins aussi lancinante s’emmêlent pour pousser la chansonnette d’une sorte de compendium du film noir.
De nouveaux coups de fusils se font entendre. Réminiscences de batailles et contrats passés ou avenir. L’avion est maintenant cloué au tarmac de l’aéroport d’Haneda. Parmi les passagers, Goro Hanada, top 3 au classement des meilleurs tueurs à gage du Japon, revient visiblement d’une lune de miel qui l’a mis sur la paille. Ça tombe bien, le chauffeur du taxi qui l’attend est un ancien compagnon de galère. Un peu trop porté sur la bouteille, il a perdu sa place au classement, mais il est bien déterminé à la récupérer. Pour ce faire, un gros coup, forcément. Mais voilà : après le fiasco de la dernière mission, l’association des assassins unis ne le laissera plus agir seul.
“Hanada… Est-ce que je peux compter sur ton aide ?” lance le chauffeur en regardant avec insistance son passager dans le rétroviseur intérieur.
Ni une, ni deux : “Je marche.” répond-t-il tête baissée. “De toute façon j’ai dépensé tout mon fric.” ajoute-t-il avant de tourner la tête vers Mami, sa femme, visiblement satisfaite.
“Mikado” flashent en katakanas les néons qui prennent tout l’écran du plan suivant. C’est le nom du bar dans lequel les tueurs recevront les détails de leur contrat : escorter un ponte d’une quelconque grande organisation. Et là, scène digne des plus grands films noirs : thème du générique version jazz langoureux dans lequel cuivres et cordes se répondent doucement, effluves d’alcool, nuages de tabac et… brumes de la machine à cuire le riz.
“C’est une de ces horribles habitudes, ça me dégoûte… Il aime l’odeur du riz qui s’échappe de l’autocuiseur plus que tout.” soupire la femme d’Hanada au commanditaire de la mission pendant que celui-ci lui caresse doucement la jambe du genou à la hanche.
“Cet arôme me rend fou…” se dit Hanada à lui-même, la tête plongée dans les vapeurs qui s’échappent de l’autocuiseur.
En cinq minutes de film, déjà, tout y est.
La marque du tueur c’est un film noir cousu sur démesure où le fil rouge vaut avant tout pour les lignes de tension qu’il dessine et dont il strie l’écran. Seijun Suzuki, le réalisateur, filme un mauvais coton et en tisse le meilleur dans ce film d’entomologie aux beautés esthétiques hantantes et parfaitement chloroformées.
Et vous allez, si ce n’est pas déjà fait, vite comprendre pourquoi et comment.
Joue-issif
« D’après les critiques cinéma, un film se doit d’apporter un commentaire social ou un point de vue humanitaire, mais personnellement ce que je visais à accomplir avant tout c’était de faire des films divertissants. Pour ce faire, j’ai mis à l’épreuve de nombreuses idées et expérimenté avec différents styles. » Seijun Suzuki (1)
Suivant les conseils avisés de ses amis, Seijun Suzuki se lance dans le cinéma après avoir raté le concours d’entrée à l’université de Tokyo. Il commence à travailler pour la Shochiku en tant qu’assistant-réalisateur en 1948 avant de quitter le studio en 1954 pour rejoindre la Nikkatsu. Ladite entreprise lui proposait de meilleures conditions matérielles, des émoluments bien plus intéressants, mais surtout : une promesse de progression rapide.
Engagement plus que tenu puisqu’en 1956, soit deux ans seulement après avoir signé son nouveau contrat, le studio offre à Suzuki la possibilité de réaliser son premier film : Minato no kanpai: Shori o waga te ni (comprenez en français À la santé du port – La victoire est à nous). La même année le studio lui confie la réalisation de deux autres films, trois autres l’année suivante avant de trouver son rythme de croisière entre 3 et 6 films par an de 1956 à 1966 pour une quarantaine de films en seulement dix ans.
Pied au plancher, la caméra de Seijun Suzuki tourne à tombeau ouvert, Fast & Furious au moins jusqu’à Tokyo Drift(er) début 66. Après ça plus que deux films pour le studio : Élégie de la bagarre fin 66 et le film qui nous intéresse ici, le coup de grâce : La Marque du tueur, mi-67.
Une bien belle carrière déjà, mais cantonnée aux films de série B, aux seishun eiga (les films sur et pour la jeunesse) et aux mukokuseki akushun (action sans limite). Les œuvres de Seijun Suzuki étaient conçues en vitesse et avec de petits budgets pour être diffusées en première partie d’une double projection. Des apérifilms légers et divertissants destinés à bien vous visser le séant au fauteuil et vous ouvrir un peu mieux l’estomac et les yeux pour le film, le vrai, qui suivrait.
De ces contraintes naît un style bien particulier, ingénieux, inventif et surtout très divertissant. Bref inventaire de la panoplie : des angles de caméras comme vous n’en avez encore jamais vu à l’instar du fameux duel de katanas dans La Vie d’un tatoué (1965), tout en contre-plongée sous le tatami qui se fait transparent pour l’occasion. Un rythme de montage en pâmoison entre ellipses et atomisation du scénario. Cette utilisation de la couleur si particulière des jaunes, rouges et roses pétards de La Jeunesse de la bête (1963), aux fluos super sentai de La Barrière de la chair (1964), pour finir sur l’expressionisme enluminé du Vagabond de Tokyo (1966) et les noirs ciselés de La Marque du tueur (1967). Tout ça au service d’une implosion des genres du film de yakuza aux films roses.
La manière qu’à Seijiun Suzuki de poncer et repenser les poncifs des films de criminels lui vaudront d’ailleurs d’être comparé à Mario Bava(2), un des grands réalisateurs du cinéma d’horreur italien et maître du giallo, dont le Six femmes pour l’assassin (1964) rappelle forcément le travail sur la couleur de Suzuki. Et La Marque du tueur a beau avoir été tourné en noir et blanc, le film permet de rapprocher plus largement l’oeuvre des deux metteurs en scène notamment sur leur toile de fond : les lieux de l’action, héraut d’une ubanisation effrénée et ambassadeur de la mondialisation.
Dans les giallo, nous sommes la plupart du temps en Italie, certes, mais surtout en ville, toujours ou presque. Même si on précisera parfois les lieux de l’action par des intertitres, on évitera de vous présenter des images trop italiennes, un imagier trop transalpin et à la place on préférera un espace hétérogène, un milieu méconnaissable, une ville qui pourrait se trouver partout et n’importe où à la fois dans le monde histoire de s’adresser à une audience plus internationale.
A cette époque d’ailleurs, une des lignes directrices de la Nikkatsu était de produire des films dits “mukokuseki” soit “sans-frontière” ou “sans identité culturelle fixe” afin non pas forcément de s’exporter, mais surtout de toucher les Japonais dont une bonne partie avait les yeux rivés sur la culture pop occidentale.
De cet espace urbain commercial sans réelle identité, si ce n’est celle du cool, La Marque du tueur fait son terrain de jeu et le détourne en faisant des publicités du film les théâtres des meurtres improbables d’Hanada. Il y a par exemple ce panneau publicitaire articulé qui met en avant un briquet qui s’ouvre et qui se referme. Lorsqu’il s’anime, le briquet découvre un judas que le tueur transformera bien vite en meurtrière en y glissant son fusil pour se charger de sa cible. Il y a aussi cette sorte de montgolfière publicitaire sans nacelle qui lui permet de s’échapper après un énième meurtre.
Aucun doute, vos mirettes seront comblées et vous, c’est garantie, amplement diverti. Mais le divertissement est bien loin d’être tout ce qu’il y a à voir chez Suzuki et c’est particulièrement le cas avec La Marque du tueur.
Envers et contre joue
Malgré son rythme de tournage échevelé et autres astreintes imposées par la Nikkatsu (genre, format, durée, acteurs et scénarios étaient choisis par le studio), Seijun Suzuki est parvenu à s’imposer en tant que réalisateur de films de série B rentables. Et cela aura au moins duré jusqu’en 1963 avec les films Detective Bureau 2-3 et surtout La Jeunesse de la bête.
Ces films, en plus d’affirmer son style visuel, marquent le début de sa collaboration avec l’acteur Joe Shishido, le Marlon Brando japonais. Enfin Marlon époque Le Parrain, donc plutôt le Don Corleone japonais. Sauf que, pour l’anecdote, si Marlon Brando s’est transformé le visage en se gavant les bajoues et le bas des badigoinces de coton, Shishido, lui, visiblement sur une autre planète, a eu recours à la chirurgie esthétique pour se gonfler les masséters.
Résultat ? Aussi douteux que cela puisse paraître et malgré le côté chipmunk-hamster aux joues pleines, force est d’admettre que ça lui va sacrément bien et lui confère le fameux je-ne-sais-quoi des plus grands chtarbés de l’histoire. Et pour Suzuki, c’est pareil, à peu de choses près. De son extravagance stylistique à laquelle vient s’ajouter le visage de Shishido, le réalisateur boursoufle habilement ses films et flirte régulièrement avec le génie, la parodie et le ridicule en se jouant des genres et codes qui lui étaient imposés.
Mais voilà, ces codes et ces genres que Suzuki s’éclate à dynamiter, c’est le fonds de commerce de la Nikkatsu. L’idylle ne pouvait donc durer davantage et le réalisateur fut démis de ses fonctions en 1968, peu de temps après la sortie en salles de La Marque du tueur. Un film “invendable et incompréhensible”, selon Kyusaku Hori, le Président de la Nikkatsu.
Il faut dire aussi que La Marque du tueur n’a rien à voir avec ce que pouvait produire le studio à l’époque et que l’apparent ésotérisme du film peut s’avérer bien difficile à craquer. Reste que les clés sont là et que derrière la parodie de film noir, sur le revers de son montage nébuleux, le film articule un discours parfaitement intelligible.
Au cas où vous en douteriez, pour écrire le métrage, Suzuki collaborera avec le “Guryu Hachiro”, soit le “Groupe de huit” qui, comme son nom l’indique, est composé de huit scénaristes dont la plupart travaillait avec la compagnie de production Wakamatsu. Une société d’abord connue pour ses tournages express, peu coûteux et aux prises de vues réduites à peau de chagrin, voire carrément uniques. Et pour cause, toute la réalisation de La Marque du tueur de la pré à la post-prod s’est déroulée en 25 jours et tout le montage a été accompli en une journée seulement, à savoir le jour précédent sa sortie en salles.
Mais les économies de temps et de péloches ne sont pas les seuls objectifs de Wakamatsu Production, car celle-ci est avant tout connue pour ses films roses véhicules militants de la nouvelle gauche nippone qui, en échange de quelques corps dénudés à l’écran, laissaient à leurs auteurs une totale liberté d’expression.
Difficile donc de penser et même carrément inimaginable de considérer les formes extravagantes de La Marque du tueur comme apolitiques et vides de sens.
Chick to cheek
On parlait plus tôt de la ville et des nombreux possibles qu’elle offrait à Hanada pour l’accomplissement ingénieux de sa besogne. Mais ce n’est pas tout, car c’est aussi cette jungle urbaine et sa verticalité vertigineuse qui porte le message du film : l’inexorable chute du tueur et de son metteur en scène.
Vous connaissez forcément le squelette narratif dit du “rise and fall” qui repose d’abord sur l’ascension de ses personnages pour mieux les faire tomber ensuite. Eh bien pour La Marque du tueur, c’est ça. Enfin presque. Oui, presque, parce que lorsque le film commence Hanada est déjà top 3 des tueurs à gage et en quelques 18 minutes de bobine, il sera top 2.
Et là, la panne, sa voiture tombe en rade dans un plan très large divisé en deux comme si on l’avait coupé entre ciel et terre. Un autre véhicule approche avec à son bord une mystérieuse tueuse entomologiste et ornithologue interprétée par Mari Annu, actrice indo-japonaise aux talents et aux charmes cabalistiques. La comédienne parfaite pour donner la réplique à Joe Shishido.
Pause dans la pellicule et les ambitions d’Hanada. Envolés les rêves de grandeur. Les yeux du tueur ne sont plus qu’à elle. Une stagnation sur laquelle insiste le film à travers de nombreux symboles : une pluie diluvienne qui empêcherait n’importe qui de détacher les pieds du sol, des oiseaux empaillés ou encore des myriades de papillons chloroformés.
Reste que l’aventure ne dure pas, Hanada reprend le travail et avec lui son désir d’atteindre le top du classement. Les contrats se multiplient et le tueur s’en acquitte avec brio. Parmi ceux-là, les meurtres qu’on vous décrivait tout à l’heure depuis le panneau et le ballon publicitaire, mais aussi celui d’un oculiste depuis les tuyaux de canalisation de son cabinet.
Chaque forfait implique de forts rapports verticaux et finiront toujours par placer Hanada en des lieux géographiquement plus élevés. Ce qui est d’ailleurs le cas depuis la toute première mission du film qui lui demandait d’escorter son client d’une plage à une villa alpine.
Mais toujours pas de changement de position dans le classement. Malgré ses talents indéniables, Hanada ne décolle pas. Ce sont les autres qui chutent, pas l’assassin qui progresse. Un peu comme chez lui, lors de ces ébats avec sa femme dans toutes les pièces de l’appartement, toujours plus haut jusqu’à s’arrêter au sommet de l’escalier en colimaçon. Malgré les prouesses, le tueur est toujours renvoyé au sol. Effet de compression d’ailleurs accentué par le cinémascope du métrage.
Ainsi, après avoir triomphé de Numéro 2, depuis sa parenthèse amoureuse, Hanada s’enlise jusqu’à la chute, une mission de trop confiée par Mari Annu justement :
“Je veux que tu élimines un étranger.” lui lance-t-elle depuis le seuil de sa porte. Derrière elle, il tombe des cordes. Elle continue : “J’ai loué une pièce, de là tu pourras lui tirer dessus. Tu ne nous verras que trois secondes et tu n’auras qu’un cinquième de seconde pour toucher son cœur.”
“C’est surhumain !” lui répond Hanada.
“J’ai entendu que tu étais comme un dieu.” dit-elle.
Flatté le tueur accepte, mais la mission dérape : alors que la cible est en vue, un papillon se pose devant la lunette du fusil et c’est une passante qui prend la balle.
Dès lors, Mari Annu et Hanada seront des parias aux yeux de l’association des assassins unis. Situation résumée en un plan génial : le criminel est à gauche de l’écran, en bas d’un escalier. Dans la diagonale droite, la tueuse est immobile sur les marches. La rambarde en pierre divise le plan en deux et les séparent. Tous deux sont dos au sommet, le regard vers le bas, seulement le bas. On ne peut pas faire plus clair.
Bientôt le personnage de Mari Annu sera capturée et torturée tandis que le sort du Numéro 2 déchu sera confié au mystérieux Numéro 1 : Nanbara, qui n’est autre que le client dont Hanada a dû assurer la protection au début du film.
On pourrait s’attendre au fameux duel au sommet maintenant, mais non, ça n’arrivera pas. Les deux adversaires se jaugent longuement et vont même jusqu’à s’enchaîner l’un à l’autre avant de régler ça sur un ring de boxe au profit d’un amateurisme total et par là l’abandon des hauteurs(3). Le vainqueur s’extasie, au-dessus de lui plus rien, ni personne, mais surtout plus rien. On pense forcément au film de Robert Wise Nous avons gagné ce soir (1949) qui résonne étrangement avec cette scène.
Difficile dans tout ça de ne pas y voir Suzuki nous parler de son travail et de sa relation avec la Nikkatsu. Le réalisateur prend des risques en multipliant les audaces formelles et les films pour son studio, comme Hanada multiplie les meurtres et par là s’efforce de toujours trouver de nouvelles manières de shooter pour satisfaire ses patrons. Tous les deux rêvent de sommets, mais se complaisent finalement dans leurs relations à l’image du metteur en scène avec le studio et du tueur avec Mari Annu.
Mais voilà, comme souvent dans le genre du film noir le rôle de la femme est double et bientôt l’une d’entre elle lui tirerera dessus, sans trop savoir pourquoi, à l’instar de la Nikkatsu qui renverra son réalisateur sans trop chercher à le comprendre.
Dans ses meilleurs films, Seijun Suzuki n’aura de cesse de chercher à repousser les limites imposées par le studio et les codes des films de genre, mais sans limite à transgresser, sans cadre avec lequel composer à quoi bon finalement ? Aussi, malgré tout le respect et l’admiration qu’on peut vouer aux films de Suzuki dans sa période post-studio, de sa Mélodie Tzigane à son Pistol Opera sans oublier Brumes de chaleur et Yumeji, ce sont ses années Nikkatsu qui ont marqué les rétines des spectateurs au fer rouge et La Marque du tueur en est la plus brûlante illustration.
- https://www.youtube.com/watch?v=5HUMrtfNS9c
- http://www.sensesofcinema.com/2000/festival-reports/suzuki/
- Shigehiko Hasumi, Seijun Suzuki, A l’origine de son silence, Cinema ’69, n° 2, avril 1969